Jules Romains, La Douceur de la vie (1939, Flammarion) Quel plaisir m'ont fait les boutiques ! Je n'en connais pas ailleurs qui m'enchantent à ce point, qui me parlent si bien... Je suis pourtant allé à Venise, que j'aime tant, et dans plusieurs villes d'Italie. Ces boutiques sont étroites de façade et très creuses. Beaucoup ressemblent à un long couloir, tout grand ouvert sur la rue. Les marchandises sont distribuées de part et d'autre du passage médian; elles forment des empilements ingénieux, qui évoquent toutes les sortes possibles de tours, de pilastres, de colonnes et qui joignent le sol au palfond. Il y a de grosses colonnes cannelées, qui sont faites de boîtes de conserves rondes. il y a des tours à étages, dont les moellons rectangulaires sont des boîtes de sardines; d'autres, à étages aussi, montant en pyramides vers un bloc suprême, et qui ressemblent à des temples ninivites, sont faites de cubes de savon; mais entre elles des intervalles sont laissés; c'est une tour ajourée, et sur une plaine le vent y chanterait. Aucune denrée n'est abandonnée à son simple sort de choses vendable. L'esprit d'arcchitecture se saisit de toutes, les invite à prendre place, comme les pierres d'une cathédrale dans la construction et l'ornement; et suivant des règles qui semblent celles d'une tradition de fantaisie. Même les matérieux les plus rebelles s'y soumettent : le tonneau d'anchois, le sac de café vert, le faisceau de macaroni. Ailleurs, les saucissons, ou les bobines de ruban. La caisse, petite, se place où elle peut : parfois sur un des côtés, dans un retrait des tours et des colonnes ; souvent au fond, dans l'axe même de la construction : tantôt chaire, tantôt maître-autel. ... Il arrive qu'on voie un doux soleil descendre en biais le long
des tours ajourées et des colonnes cannelées... Mais le
soir leur convient encore mieux... Elles ouvrent tout grand sur la rue,
entre deux tours ajourées de savons, ou deux colonnes de boîtes
coloriées, à la façon dont un port très illuminé
ouvrirait entre deux môles sur un détroit tranquille mais
sombre.
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Alain-Fournier, Le Grand Meaulnes (1913) Ils tenaient un très grand magasin à l'une des entrées de ce bourg de Sologne, devant l'église -un magasin universel, auquel s'approvisionnaient tous les châtelains-chasseurs de la région (...) Ce magasin, avec ses comptoirs d'épicerie et de rouennerie, donnait par de nombreuses fenêtres sur la route et, par la porte vitrée, sur la grande place. Mais, chose étrange, quoiqu'assez ordinaire dans ce pays pauvre, la terre battue dans toute la boutique tenait lieu de plancher. Par derrière, c'étaient six chambres, chacune remplie d'une seule et même marchandise : la chambre aux chapeaux, la chambre au jardinage, la chambre aux lampes... que sais-je ? Il me semblait, lorsque j'étais enfant et que je traversais ce dédale d'objets de bazar, que je n'en épuiserais jamais du regard toutes les merveilles (...). Toute la journée, le magasin était envahi par des paysans ou par les cochers des châteaux voisins. A la porte vitrée s'arrêtaient et s'égouttaient, dans le brouillard de septembre, des charrettes, venues du fond de la campagne (...). Mais le soir, après huit heures, tout le magasin nous appartenait ! Marie-Louise achevait de plier et de ranger les piles de drap dans la boutique (...) alors nous faisions irruption sous les lampes d'auberge, tournant les moulins à café, faisant des tours de force sur les comptoirs ; et parfois Firmin allait chercher dans les greniers, car la terre battue invitait à la danse, quelque vieux trombonne plein de vert-de-gris... |